Hélène Puiseux

dimanche 13 janvier 2008

 
 
Passages
« Il nous a tous connus et nous a tous aimés. » 
(Rimbaud, Les Illuminations, XL, Génie)

Jean-Marc, un jour de pluie, à Châteaudouble, me montre un passage secret qu’il a inventé pour relier deux chambres qui ne communiquaient pas, qui ne pouvaient pas communiquer, faute d’escalier. Un placard à double fond, permettait de découvrir une pièce. La nouvelle pièce est grande, les murs sont ocre, peints largement, barbouillés, pratiquement, avec de l’ocre rouge qu’il a trouvé dans la campagne, je ne sais plus où, peut-être dans la région de Brignoles, là, où quelques années plus tard, il a tourné un film avec sa bande, dont Jacques faisait partie. Illusions. On croit qu’on ne passe pas. On croit à la frontière. On passe, car, en fait, il n’y a pas de frontière. Jean-Marc annule les frontières et les murs. Mais il peut disparaître derrière eux. Cette chambre secrète ressemble à un rêve que je fais assez souvent, où je découvre une pièce inconnue dans mon appartement. 

Jean-Marc n’est pas simple comme il aime à le faire croire, mais plutôt à double-fond, avec ses mille passés, ses mille espaces, ses mille projets ? 
--
Nous sommes le 15 janvier 1991, le soir où le monde entier se demande si les États-Unis de George Bush, qu’on n’appelait pas encore « le père Bush » - et pour cause, on n’avait pas encore vu le Jeu des Familles - , vont bombarder Bagdad depuis leurs porte-avions basés en mer d’Oman, en représailles de l’invasion du Koweït. 

Jean-Marc sonne à la porte chez moi, à Paris, pour dîner avec Jacques qui est aussi de passage. Il tient dans ses bras une grande plante échevelée, comme un gros pied d’éléphant qui aurait mis une perruque verte. La plante paraît vraiment immense dans les grands bras de Jean-Marc, elle chatouille le plafond du palier, les feuilles minces retombent, la plante s’appellera désormais « la plante de Jean-Marc » ; longtemps, elle a prospéré, plus heureuse que les palmiers des bords du Tigre, elle a survécu aux deux guerres du Golfe. Je l’ai changée plusieurs fois de pot, chaque fois plus grand, et chaque fois en pensant à cette soirée. Elle est morte cependant l’année dernière. Son temps était fait. 

Nous parlons de cette guerre toute la soirée, tous les trois, lui, Jacques et moi. Nous mangeons du saucisson. L’attaque  attend à la porte de l’histoire, abstraite ici dans le brouillard de janvier, perceptible mais muette encore là-bas dans le ciel foncé du black-out, les scuds sur les pas de tir. Après minuit, Jean-Marc s’en va. On s’est saoûlé de paroles sur la guerre, l’Amérique, le Koweït, le pétrole, sur le vaste monde gonflé comme une pâte bourrée de trop de levure, la levure de la peur et de la guerre, de l’appétit et de la richesse, de la mort et de la vie. On n’a jamais de discussion banale, ça dérape toujours vers les Grandes Questions, qu’il fait surgir pour ferrailler. 

A peine est-il parti que l’écran de la télévision se zèbre de vert lumineux sur fond noir, pluies de missiles, trajectoires brillantes et confuses, la mort au bout, montées des scuds brillants comme des planètes, et la guerre va durer, durer, puis s‘assoupir, quitter l’écran de télé pour y revenir comme une folle avec les Twin Towers traversées comme des jouets, puis se transporter en Afghanistan, et voici Bagdad qui revient, traversée de traits verts à nouveau avant de se rétrécir, de s’effriter, de se réduire à des mares de poussière et de sang.
--
Un autre jour, plus ancien, dans le Var, à La Grange, la Liberté fait son entrée, sa torche à la main, couchée, ficelée sur le toit d’une voiture dont sort Jean-Marc. C’est le moulage de la statue, oui, oui, celle de Bartholdi, celle de New York, survivance imposante d’un tournage auquel il vient de participer. Nous sommes en 1985, c’est l’année du Centenaire de la mort de Victor Hugo. Jean-Marc arrive, la Liberté sur le toit, avec le projet de nous faire travailler à une œuvre collective, que nous enverrons au comité du Centenaire, pour tenter d’avoir le prix qui permettra de réaliser, éditer, filmer etc. l’œuvre édifiée… Il y a Jacques, Dominique, Pierre, et, tous les cinq, nous allons travailler des jours et des nuits au scénario d’un polar. À vrai dire, j’ai à peu près tout oublié, sauf qu’on riait comme des fous. On pensait confier un rôle de commissaire de police à Louis Puiseux. Il était question d’un gang de « sapeurs » africains, qui manipulaient les membres du Comité central de l’URSS, tenus d’abandonner leurs tristes costumes étriqués et grisâtres, obligés de se relooker, pour les fringues largement taillées de la « sape ». et favoriser ainsi un coup d’état. Tout finissait sur la Place Rouge : le balcon des défilés officiels – celui qu’on voit depuis 1917 sur toutes les bandes d’actualités – était occupé au dernier plan, par les Andropov, Brejnev et Cie, - oui, ils étaient encore là – avec leurs habits neufs… Le lien avec Victor Hugo était évident pour Jean-Marc, je ne peux absolument pas me rappeler comment et pourquoi. J’espère que quelqu’un de la bande a ce manuscrit. Nous avons ri et travaillé des nuits et des jours durant – c’était Pâques, il faisait encore froid -  buvant du café comme Balzac, au coin du feu, Morgane somnolait et soupirait à nos pieds sur le tapis de la Grange, et le scénario a été bouclé en temps voulu. Nous n’avons pas eu le prix. 
--
La bande-son, partout et toujours, c’est le rire de Jean-Marc, son grand rire, son rire fou, sa signature : rire devant ses théories originelles sur l’homme – grand thème de cette soirée – complètement abracadabrantes et qu’il soutient mordicus, au mépris de toutes les preuves archéologiques ou paléontologiques, un soir dans un dîner chez moi à Paris. Rire double, double-fond, toujours : il se vise à la fois lui-même, avec l’invraisemblance de ses propos, et à la fois moi et mes amis qui sommes là, armés de notre sagesse raisonneuse, argumentée, grand combat de l’histoire et de la science contre le mythe que Jean-Marc amplifie au fur et à mesure qu’il le défend.
--
En septembre 2006, il est venu chercher une télé que je donne à Jacques et Christine et nous déjeunons ensemble dans un bistrot du Boulevard Blanqui. On mange des andouillettes et une tonne de frites. Comme toujours, Jean-Marc a son appétit à la fois joyeux et sérieux, heureux de manger. Il me fait penser à une petite phrase des Poèmes de Ras Shamra, cet ensemble de textes sémitiques découverts à Ougarit, plus vieux que la Bible, décrivant les banquets des dieux. Ils arrêtent de contempler les humains, en bas, se battant les uns contre les autres, après qu ’ils les ont excités comme des pions qui les représentent ; ils regardent leur grande table, les plats d’argent, les belles déesses, et les voilà devant la bonne viande rôtie des sacrifices, se taillant des grands morceaux, excellents. En leitmotiv dans les paragraphes, revient cette petite phrase : « Ils mangent, les dieux, avec leurs bons couteaux ». Jean-Marc, se tient à table comme les dieux, à son affaire, qu’il taille des tranches de jambon de sanglier, des andouillettes ou des biftecks.

Ce jour-là, nous avons parlé écriture et amour, de la difficulté d’écrire l’amour, dans sa forme de l’acte physique, les actes d’amour, est-il possible d‘éviter la pornographie, la description clinique ou la tartouillerie. Moi, je tiens que c’est impossible de confier les corps au langage des mots, qui d’ordinaire nous sert plutôt bien ; je crois que l’amour physique est parfaitement intraduisible, et que les mots butent sur ce que les corps savent faire et donner, l’incroyable tendresse des corps amoureux dans le plaisir. « On devrait essayer d’écrire un livre ensemble là-dessus, dit Jean-Marc, on doit tenter le coup, on va s’envoyer des textes, j’en ai justement un à te montrer». Deux jours après, il m’envoie un texte, écrit un peu plus tôt dans l’été, et qu’il a intitulé « L’horreur du vide ». Côté écriture sur le sexe, quelques situations un peu sado-maso, me semblent plus laborieuses que sensuelles, mais le récit général constitue un texte d’une très grande poésie, vraiment très grande. Il sonne comme du Rimbaud, éclat, lumière, couleurs, fracas. Nous n’écrirons pas un livre à deux, je ne vois pas comment j’interférerais dans cette affaire, L’horreur du vide, c’est son histoire et l’écriture, c’est le monde du chacun pour soi. « Par les vieux chemins de la Catalogne, je suis un reître, mon parachute est mon écu et mon épée. » (J.-M. M. L’horreur du vide, juillet 2006.)
--
Parachute. Je reviens un peu en arrière, en mai 2005, après le referendum, où nous nous retrouvons tous les deux à Rebouillon, chez Jacques, Christine est à Paris. Avec Dominique, Jeannine, Gaby, Romain, les discussions sont politiques et acharnées, mais Jean-Marc est un peu ailleurs : d’un côté, il attend le retour de sa femme cubaine pour s’installer avec elle à Montferrat et, surtout, il est devenu accro au  BASE jump. Il me parle de la catapulte avec laquelle il entend se faire lancer dans l’air et retomber, il parle de ses calculs avec Vincent, de ses démarches auprès des boîtes de sports extrêmes. Sur son ordinateur, il me montre des bouts de film de sauts tournés en Afrique du Sud. Il me montre comment on plie son parachute. Le matin, je l’entends partir vers 6 heures, pour aller s’entraîner à sauter dans le Verdon, enchaîner les réflexes pour ouvrir le parachute, le plus tard possible, à une très courte distance du sol. C’est très dangereux, comme tout ce qu’aime Jean-Marc. Je me dis chaque jour, « Pourvu qu’il revienne à midi. » Et chaque jour, il revient, avec  des provisions, des légumes, des saucissons, des fromages. Il mange et rit toujours. Mais sa vie s’est comme enroulée autour de la catapulte et de son parachute. Naître à chaque saut. Renaître, et renaître, et renaître encore. 

Le film que Luc a fait sur lui le montre à peu après à cette époque, attentif, avec ses yeux vifs, toujours riant, toujours si arrangeant au milieu des énormes grues et des inévitables pépins techniques, discutant avec Vincent et les techniciens. Dans le métal de l’atelier, dans la couchette semi utérine qui va le propulser en l’air, dans le parc des grues et des camions, sorte de Jurassic Park technologique, où il risque son avenir, sa peau, son désir et son appétit, on voit qu’il porte une sacrée armure, à travers laquelle l’angoisse pourrait percer si elle n’était aussitôt terrassée par son rire. Les images filmées, en indiquant cette armure devenue sa substance, laissent deviner des ressorts inconnus, des questions invisibles. Qu’est-ce qui fait rire et courir Jean-Marc, pour fuir quoi et pour atteindre quoi ? On croit savoir, mais on ne sait pas, on sait qu’on ne sait pas, mais on sait quand même.  On n’a juste pas les mots pour le dire. 
--
« Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise….». En son honneur, j’ai relu Les Illuminations. Arthur et lui vont ensemble, à chaque ligne, à chaque page, avec leurs projets, leurs univers, leurs angoisses, leurs paysages de couleurs, leurs chambres secrètes et leur grand rire.

XXXIII 
Mouvement

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve
Le gouffre à l’étambot
La célérité de la rampe
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Et les voyages entourés des trombes du val
Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle
Le sport et le confort voyagent avec eux
Ils emportent l’éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce vaisseau
Repos et vertige
À la lumière diluvienne
Aux terribles soirs d’étude.

Car de la causerie parmi ces appareils, le sang, les fleurs, le feu, les bijoux,
Des comptes agités à ce bord fuyard,
- on voit, roulant comme une digue au-delà de la roue hydraulique motrice,
Monstrueux, s’éclairant sans fin, - leur stock d’études ;
Eux chassés de l’extase harmonique,
Et l’héroïsme de la découverte.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants, 
Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,
- Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ? –
Et chante et se poste. » 
--
Qui mieux que Rimbaud peut parler de Jean-Marc et de ses rêves de terres promises et d’espoirs démesurés. Bouger, partir, se perdre, revenir, découvrir, s’enfoncer, s’envoler.  

Allez, j’en mets encore un petit bout pour la route, là où nous avançons en attendant vaguement de le voir apparaître au tournant. 
« […] Un envol de pigeons écarlates tonne autour de mes pensées. – Exilé ici, j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais des richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ? […] » 
Arthur Rimbaud, Illuminations, VII, Vies

Hélène Puiseux, octobre 2007
 
 

retour “Le livre”

suivant >

< précédent